jeudi 22 décembre 2011

Culture et foi : un malentendu ?

Les récents scandales qui ont marqué la vie théâtrale française, avec les pièces sacrilèges de Romeo Castellucci et de Rodrigo Garcia, qui s’en prenaient à la figure du Christ, le premier en jouant sur l’ambiguïté, le second avec la violence la plus outrancière et la plus caricaturale, ont donné lieu, parmi les catholiques, à des réactions diverses.

La pièce Golgota Picnic de Rodrigo Garcia : une attaque violente contre la religion chrétienne
  
Chacun convient aujourd’hui du rôle décisif qu’ont joué en cet affaire l’Agrif et l’Institut Civitas[1], qui ont été les premiers à mettre véritablement en lumière les attaques systématiques livrées contre la religion catholique. Tous deux avaient en commun de s’en prendre frontalement aux pièces sacrilèges, l’une au tribunal, l’autre dans la rue. S’il ne me semble pas nécessaire de faire le récit d’événements qui ont déjà été abondamment racontés et commentés d’un bout à l’autre de la presse écrite et de la toile, il me paraît utile de rappeler ce qui s’est passé le 29 octobre 2011, au soir de la grande manifestation organisée à Paris par Civitas contre la pièce de Castellucci. L’abbé Pierre-Hervé Grosjean, prêtre du diocèse de Versailles, animateur réputé du PadreBlog, publia sur le Forum Catholique un texte[2] où il s’en prenait à ceux qui avaient selon lui « instrumentalisé » les jeunes catholiques. Il ne s’agit pas ici de revenir sur cette accusation de manipulation, elle aussi déjà longuement commentée, ni sur le caractère sacrilège de la pièce de Castellucci, établi par plusieurs articles, mais de noter la formule que l’abbé Grosjean avait choisie pour titre : Stop au malentendu.

De ratage en malentendu
Le prêtre donnait en lien un article de Myriam Picard, journaliste à Riposte Laïque, qui titrait quant à elle : Un malentendu épouvantable[3].
Dans les jours qui suivirent, l’abbé Amaury Cariot, prêtre du diocèse de Pontoise, écrivit de même, de manière peut-être plus explicite encore :
Je pense qu’il y a dans cette opération un gigantesque ratage, que nous porterons longtemps dans nos relations avec le monde de la culture. On peut ne pas aimer le théâtre contemporain, on peut aussi ne pas connaître ses codes… On peut aussi ne pas aimer cette pièce, la trouver provocante ou insupportable… Mais on ne peut, comme chrétien, desservir la vérité et asseoir ses actions sur des mensonges.
L’abbé Cariot ajoutait donc au « malentendu » de l’abbé Grosjean et de Myriam Picard un « gigantesque ratage ». Ce « ratage » n’était à ses yeux pas seulement le tour supposément violent pris par l’action de Civitas ou la manipulation non moins supposée dont les jeunes manifestants auraient été victimes. En effet, tout comme Myriam Picard et l’abbé Grosjean, l’abbé Cariot voyait dans la pièce de Romeo Castellucci une méditation sur la kénose et sur le Christ souffrant. Au-delà même de la manipulation qu’il dénonçait, il voyait ainsi dans le discours et l’action de Civitas une méconnaissance des codes du théâtre contemporain, une incapacité à le comprendre et à l’aimer. En un mot, le « gigantesque ratage » avait pour cause aussi bien que pour conséquence un vice fondamental dans « nos relations avec le monde de la culture » ; il en résultait une coupure, une séparation entre la foi et ce monde de la culture.

Une tribune pour un « échange entre le monde de la foi et le monde de la culture »
Ce fut précisément cette idée que reprit l’abbé Grosjean lorsqu’il fut amené à débattre sur Radio Notre-Dame avec François-Xavier Peron, de l’Institut Civitas[4], en appelant à un « échange entre le monde de la foi et le monde de la culture ». Cette communauté de vue avec son confrère de Pontoise devint manifeste lorsque tous deux figurèrent, au côté du blogueur Koz, du producteur Thierry Bizot ou du membre du groupe Glorious Benjamin Pouzin parmi les signataires d’une tribune du Monde[5] intitulée « Le symbole du Christ doit être respecté par les artistes ». Cette tribune développait les idées déjà exprimées sur Radio Notre-Dame :
La question qui se pose, au fond, est simple et essentielle : voulons-nous laisser notre société se scinder en plusieurs groupes qui s’ignorent et se craignent ? Face à ce danger, une seule voie est possible : nous devons accepter de renouer un vrai dialogue, risquer l’aventure de l’écoute, de la confiance et de l’échange rationnel autour de la question de la foi. Oui, il est urgent de reparler ensemble de la question de Dieu, de lui donner de nouveau toute sa place dans notre culture commune et dans nos échanges publics.
Le texte a le mérite d’être clair dans les principes qu’il pose. « Une seule voie est possible », celle du « vrai dialogue », de l’ « écoute », de l’ « échange rationnel » en vue de réunir des « groupes qui s’ignorent et se craignent » dans une « culture commune ». Il s’est produit, entre la foi et la culture, un divorce dramatique, dont l’Eglise comme la société ne cessent de subir les conséquences désastreuses ; la foi d’une part s’isole et court le risque, pour reprendre les mots de l’abbé Cariot, d’un « repli identitaire et communautaire, s’estimant au-dessus des lois et des principes de liberté individuelle » ; la culture d’autre part dérive sans cesse plus loin de la foi et ne sait plus que la mépriser.

Que faire face au Golgota Picnic ?
Il n’était donc plus tant question d’expliquer aux catholiques qui avaient répondu à l’appel de Civitas que la pièce de Castellucci était en fait un chef d’œuvre du théâtre chrétien, comme certains se sont hasardés à s’efforcer de le démontrer, mais de constituer, plus généralement, un programme de concorde et de dialogue entre foi et culture. En effet, tandis que Castellucci avait joué non sans habileté sur l’ambiguïté, se plaisant même à citer l’Evangile, se profilait déjà à l’horizon culturel un spectacle qu’il était difficile, quelque connaissance qu’on eût des « codes du théâtre contemporain », de désigner comme une pièce au sens profondément chrétien. Golgota Picnic, de l’Argentin Rodrigo Garcia, se voulait explicitement une attaque contre la religion chrétienne et son Fondateur, ouvertement insulté de la manière la plus abjecte qui fût. Le sacrilège, cette fois, serait manifeste, et il ne serait pas besoin d’écrire de longs articles pour montrer qu’il ne s’agissait pas d’une méditation sur les abaissements de Notre-Seigneur.
Or l’Agrif s’efforçait encore d’empêcher les représentations de la pièce en l’attaquant devant les tribunaux, et l’Institut Civitas avait dores et déjà déclaré des manifestations tous les soirs où auraient lieu ces représentations. S’il serait injuste d’affirmer présomptueusement que la théorie des rapports entre culture et foi que les rédacteurs de la tribune s’efforçaient d’élaborer avait pour seule fin de répondre par avance à tout ce que pourrait entreprendre Civitas, il demeure permis d’estimer que la perspective de la mobilisation catholique contre le Golgota Picnic n’était pas entièrement étrangère à cette recherche de dialogue, à cette « manière chrétienne de s’indigner » que préconisait l’abbé Grosjean sur les ondes de Radio Notre-Dame, d’autant plus qu’il s’agissait, dans l’esprit des signataires, d’établir de nouvelles pratiques réciproques entre hommes de foi et hommes de culture : la pièce de Rodrigo Garcia devait donc être l’occasion de mettre en œuvre, pour la première fois, ces pratiques de dialogue, cette indignation chrétienne.

Fleurs blanches ou réparation publique ?

La manifestation aux fleurs blanches. On aperçoit la banderole : "Culture et foi : et si on se respectait ?" (Source : site du Collectif)

On put le voir à Paris le 8 décembre, fête de l’Immaculée Conception de la Sainte Vierge et première parisienne de Golgota Picnic. Tandis que la paroisse St-Nicolas du Chardonnet organisait en l’honneur de la Mère de Dieu une procession de réparation et d’expiation pour les outrages perpétrés contre son Fils au Théâtre du Rond Point, procession dont on avait modifié l’itinéraire ordinaire de telle sorte qu’elle arriverait près du théâtre, un nouveau collectif, Foi et Culture, et si on se respectait ?, appela quant à lui à venir silencieusement déposer une fleur blanche, en signe de protestation, mais aussi en gage de volonté de paix et de dialogue. Cette manifestation singulière rassembla environ cent soixante personnes. Il leur avait été demandé de n’apporter ni banderoles, ni drapeaux, en sorte que ces chrétiens défilèrent derrière une unique banderole, où était inscrit le nom du collectif. L’on trouvait, parmi les soutiens de ce collectif, le PadreBlog de l’abbé Grosjean ou l’humoriste Frigide Barjot, qu’on avait pourtant vue à la manifestation de Civitas du 29 octobre, et jusqu’au jeune évêque auxiliaire de Nanterre, Mgr Nicolas Brouwet, qui vint en personne sur les lieux.
Il ne s’agit pas ici de dénigrer cette action, qui avait le mérite d’un caractère public d’autant plus remarquable qu’elle bénéficiait d’une part d’une présence épiscopale, et qu’elle essuya d’autre part la contre-manifestation de militants d’extrême-gauche qui n’entendaient pas qu’on protestât, fût-ce avec des fleurs, contre les sacrilèges. Mais précisément, s’agissait-il de protester ? Il est vraisemblable que c’était l’intention de la majorité des participants. Ce n’était cependant pas celle du cardinal Vingt-Trois, qui déclarait, lors d’une veillée de prière qui fut par ailleurs un succès considérable, que les catholiques présents n’étaient pas venus pour protester, mais le cœur plein d’amour pour Notre-Seigneur Jésus-Christ, dressant ainsi, peut-être sans le vouloir et par simple négligence de langage, une opposition pour le moins discutable entre protestation légitime et amour du Christ.

La croix du Seigneur, occasion de « tensions »

En fait de violences, une procession fort pacifique (source : L'Express)

L’initiative du collectif, toute louable qu’elle était dans son intention, souffrait en fait de graves faiblesses, qui tenaient à ce qu’elle était grosse de présupposés dont l’évidence n’était qu’apparente. Il fallait noter, tout d’abord, le renoncement à tout ce qui aurait pu, à tort ou à raison, être à l’origine de « tension » ; ce qui était renoncer à la croix de Notre-Seigneur, cette croix qui était depuis le début une occasion de scandale et qui ouvrait la procession réparatrice ; ce qui était renoncer à l’affirmation publique de la volonté de réparer par la prière les sacrilèges ; ce qui aurait été renoncer à une manifestation publique, si le collectif eût mené jusqu’au bout sa logique, et comme il put du reste le constater, puisqu’il fut pris à partie par les contre-manifestants d’extrême-gauche[6] et que Jean-Michel Ribes, directeur du Théâtre du Rond Point, montra bien vite que le dialogue qu’on lui proposait ne l’intéressait pas.
Mais il me semble, bien au-delà de l’accusation de violence qu’elle faisait peser peut-être sans le vouloir sur une procession expiatoire pourtant très pacifique en faisant du dépôt silencieux d’une fleur blanche la seule solution qui ne fût pas source de « tensions », que la faiblesse la plus manifeste du collectif apparaît dans le nom même qu’il s’est donné, qu’éclairent singulièrement les propos tenus par les abbés Grosjean et Cariot au plus fort de l’affaire Castellucci[7].

« Culture et foi »
En effet, il convient d’examiner ce nom : Culture et foi, et si on se respectait ? On a tout d’abord quelque scrupule à y voir le signe d’une erreur, tant la formule semble ordinaire et bienveillante à souhait. Il n’y manque rien, pas même le ton de la suggestion, ou, plus précisément, de l’invitation : après la volée de bois verts reçue dont il a déjà été question ici, de la part de lecteurs du Monde peu disposés à recevoir des leçons des catholiques, même modérés, les fondateurs du collectif renonçaient au ton impératif qu’adoptaient encore les rédacteurs de la tribune publiée dans notre journal de référence. Et comme nul ne se prononcerait contre la culture, contre la foi, ou contre le respect, surtout s’il s’agit d’une invitation si aimablement formulée, personne ne devrait rien y trouver à redire.
C’est pourtant là, me semble-t-il, que gît l’erreur. Car que signifie le « et » entre les deux termes de la culture et de la foi ? On pourrait songer à une distinction harmonieuse. La proposition qui suit (« et si on se respectait ? ») montre que ce n’est pas le cas. Que voudrait donc dire ce respect que l’on appelle de ses vœux, s’il existait une concorde la culture et de la foi ? Ce serait, du reste, contraire à tout le programme que traçaient dès les moments les plus aigus de l’affaire Castellucci les abbés Grosjean et Cariot, ou, plus précisément, au sombre diagnostic sur lequel ils fondaient ce programme : la foi s’est isolée, elle a laissé s’éloigner loin d’elle le monde de la culture, au point que culture et foi apparaissent désormais comme des adversaires. Il est donc clair que la conjonction de coordination exprime ici non une convergence, non une concorde, mais une division et une opposition que l’invitation qui suit se propose de faire tomber.
Le premier problème, qui est considérable, tient à la définition de la culture. Il est frappant de constater que le collectif semble ne pas même proposer la moindre ébauche de définition, ni même poser clairement les termes de ce problème qui devrait pourtant se trouver au cœur du « dialogue intelligent » qu’il recherche. L’étudiant Jehan de Chaillé, l’un des porte-parole du collectif, pouvait ainsi écrire dans l’une des tribunes accessibles sur le site[8] :
L’art est un prodige humain, bien trop précieux pour qu’on s’en serve de façon destructrice. Il est depuis toujours source d’exaltation et de beauté. Monsieur Garcia, pourquoi blesser et insulter aussi gratuitement ? Pourquoi ainsi salir le symbole de toute une existence ?
Loin d’en tirer la conclusion qui s’impose : La pièce de Monsieur Garcia n’est pas de l’art, Jehan de Chaillé déplore que le spectacle de Monsieur Garcia fasse de l’art un usage destructeur : ce qui est reconnaître, d’une certaine façon, que Golgota Picnic est de l’art, et qu’en tant que tel il relève bel et bien de la culture. Pour Jehan de Chaillé, Golgota Picnic est une œuvre ignoble, blessante, insultante, cet art-là est « biaisé et malsain » ; ce n’en est pas moins une œuvre d’art, une expression de la culture, même dévoyée. Comment comprendre autrement l’appel qu’il lance à la fin de son bref article ?
J’en appelle à tous ceux et celles qui font vivre le monde culturel et le monde de l’art, afin qu’ils continuent de le faire rayonner dans l’avenir par des œuvres prodigieuses et élévatrices.
Pourquoi s’adresserait-il ainsi à « ceux et celles qui font vivre le monde culturel et le monde de l’art », si d’une certaine façon il ne rangeait déjà Rodrigo Garcia parmi eux ? L’idée qui sous-tend tout ce discours, c’est en fait que les artistes qui « font vivre le monde culturel » gaspillent leur talent en se livrant à des provocations aussi faciles que gratuites, alors que ces mêmes artistes pourraient faire « rayonner » leur art « par des œuvres prodigieuses et élévatrices ». On en revient, en quelque sorte, au « malentendu » de l’abbé Grosjean et de Myriam Picard, quoique de manière inversée.

Deux appréciations différentes du « monde de la culture »
Ce qui frappe, c’est donc la reconnaissance de ce qui est implicitement présenté comme un état de fait. Le monde de l’art, le monde la culture, c’est celui qu’on nous désigne comme tel. Dans le fond, ce qui sépare le plus radicalement Civitas de Culture et foi, et si on se respectait ?, ce n’est pas le choix de la violence ou de moyens pacifiques, puisque les violences perpétrées par Civitas demeurent très hypothétiques. Ce n’est pas davantage le choix de la manifestation ou de la discussion, puisque le collectif a tenu à conduire une action publique et qu’on a vu les représentants de Civitas débattre avec les directeurs des différents théâtres. Ce qui les sépare, c’est l’acceptation par l’un de ce que l’autre refuse absolument et définitivement : le caractère véritablement et proprement « culturel » d’un « monde de la culture » qui reconnaîtrait comme siens Rodrigo Garcia et Romeo Castellucci.

En soutane et surplis, l'abbé Régis de Cacqueray, lors de la manifestation du 11 décembre à Paris

L’abbé Régis de Cacqueray, dans le discours qu’il a tenu à la fin de la grande manifestation du 11 décembre, montrait bien cette divergence de vues : cette culture qu’on invoque pour justifier le droit au sacrilège n’est pas une culture ; incapable de bâtir et de s’élever, elle ne sait que déconstruire. On retrouve exactement les mêmes thèmes, quoique sous une forme différente, dans l’article où l’abbé Guillaume de Tanoüarn répondait à l’abbé Grosjean sur la pièce de Castellucci, et, plus précisément, montrait le « nihilisme à l’état pur[9] » que cachait son ambiguïté :
Je crois que l'on touche avec Castellucci à la vérité profonde de la célèbre formule de Hermann Hesse : "La culture sans le culte est un déchet". Si la culture n'est pas animée par un véritable culte de ce qui est sacré (indépendamment d'ailleurs de toute foi explicite), elle se détruit elle-même et devient un déchet. Elle est la grande machine à tout égaliser et à tout confondre, elle est la première pourvoyeuse de bouillie mentale à l'usage des pervers et apprentis pervers.
« La culture sans le culte est un déchet » : pour l’abbé de Tanoüarn, les pièces sacrilèges contre lesquelles Civitas s’est élevé ne relèvent pas de la culture, mais bel et bien du déchet. On pourrait objecter que ces pièces ne peuvent qu’être reconnues comme des faits culturels, et en effet personne n’en disconviendra, si l’on entend la culture dans son sens le plus large : il est cependant évident que ce n’est pas en ce sens qu’on entend le « monde de la culture ».

Une « culture » de la profanation
Mais en quel sens, justement, les partisans du dialogue et des fleurs blanches entendent-ils ce « monde de la culture » qu’ils ne se sont pas employés à définir ? Il me semble que la réponse est assez simple : relève du « monde de la culture » tout ce qui dépend des institutions désignées comme culturelles. On retrouve, sous une forme abâtardie, institutionnalisée, ce que les théories romantiques de l’artiste avaient de plus contestable. L’artiste n’est plus artiste en tant qu’il réalise des œuvres qui lui permettent de mériter ce nom, mais au contraire l’œuvre en est une parce qu’elle est produite par un artiste reconnu comme tel, qui opère la transsubstantiation de tout ce qu’il touche en vertu de sa « démarche ». Il s’avère que cette démarche est souvent celle du sacrilège, et, plus généralement, de la profanation systématique de tout ce qui peut apparaître comme sacré, indépendamment même de toute foi religieuse : il suffit pour s’en convaincre de noter l’acharnement de certains metteurs en scène fort réputés dans l’avilissement des chefs d’œuvre de notre art lyrique et théâtral[10]. C’est avec cet art, avec cette culture-là qu’aux yeux du collectif il s’agit aujourd’hui de dialoguer.

Le monde de la culture, pays de mission ?
Il faut, après avoir été si sévère, reconnaître cependant aux abbés Grosjean et Cariot, aux auteurs de la tribune du Monde, au collectif Culture et foi, le mérite d’avoir attiré l’attention d’une partie du public catholique sur ce que la situation culturelle de leur religion a de préoccupant, de l’investissement presque exclusif du « monde de la culture » officiel et subventionné par des artistes incapables de concevoir l’art hors du sacrilège et de la provocation systématique[11] à la coupure bien réelle de la foi, chez un grand nombre de croyants, avec toute forme de culture. Mais au-delà de ce que cette inquiétude a d’évidemment légitime, il me semble que le constat fait par ces chrétiens témoigne d’une double erreur.
Il a ici été déjà beaucoup question de la première erreur, celle qui consiste à regarder le « monde de la culture » établi non seulement comme un état de fait, mais aussi comme un état de fait que l’on aurait bien tort de remettre en cause. Même si la comparaison porte une bonne part d’anachronisme, cet appel à l’évangélisation par le dialogue moyennant l’acceptation de faits jugés inéluctables, rappelle presque la situation paradoxale dans laquelle se trouva le mouvement missionnaire français après 1945, lorsque ses éléments les plus avancés estimèrent qu’il était impossible de s’opposer au communisme sans se couper de la classe ouvrière. On est frappé de trouver, toutes proportions gardées, la même inquiétude chez l’avant-garde du courant missionnaire de l’après-guerre, qui, voyant que l’Eglise avait perdu la classe ouvrière, se demandait par quel moyen elle parviendrait à la ramener à Dieu, et les partisans chrétiens du dialogue entre « monde de la foi » et « monde de la culture » : nous avons laissé s’échapper le monde de la culture, comment parviendrons-nous à lui faire retrouver sinon la foi, du moins le respect de Dieu et de son Christ ?
Cette inquiétude est bien évidemment non seulement légitime, mais nécessaire pour tout chrétien : Malheur à moi si je n’annonce pas l’Evangile ! s’écriait saint Paul (1Cor, IX, 16). Mais c’est bien en vain qu’on chercherait dans le saint Evangile une annonce de la foi, ou même une simple indignation chrétienne qui consisterait dans le « dialogue », oubliant le cri de Notre-Seigneur (Mt XVIII, 7) : Malheur au monde à cause de ses scandales !
Voici, du reste, comment le vénérable Pape Pie XII, à l’occasion de la béatification de Maria Goretti, appelait au dialogue avec le « monde de la culture » qui se complaît dans la laideur[12] : « Malheur au monde à cause des scandales. Malheur à ses corrupteurs conscients et volontaires du roman, du journal, de la revue, du théâtre, du film, de la mode indécente. » Il semble que ce Pontife dont l’Eglise a proclamé l’héroïcité des vertus, pourtant si attentif à toutes les évolutions de son temps, n’avait pas pour les « corrupteurs conscients et volontaires » de la culture le « respect » que leur témoignent aujourd’hui certains chrétiens au nom du dialogue bien plus que de l’Evangile.

Le véritable problème : la liquidation de la culture chrétienne
La seconde erreur de Culture et foi et des prêtres qui lui ont ouvert la voie réside tant l’appréciation qu’ils faisaient tant de Civitas que d’eux-mêmes. S’ils ont raison de déplorer la rupture entre foi et culture, ils ont tort d’en imputer l’aggravation aux catholiques qui se sont mobilisés au nom, précisément, de l’aspiration à une authentique culture chrétienne. C’est bien plutôt au suicide culturel accompli par une part non négligeable du clergé catholiques dans le sillage des bouleversements postconciliaires qu’il faudrait attribuer l’inquiétante situation que les rédacteurs de la tribune du Monde relevaient à juste titre : au sabordage conscient et volontaire de toute la culture qu’avait engendrée et construite la foi de générations de chrétiens[13], sabordage dont la dévastation de la liturgie n’a été que le symptôme le plus manifeste[14] et qu’illustre encore aujourd’hui et depuis quarante ans, dans un autre domaine, l’affaire du consubstantiel, qui marque l’ignorance et, pire encore, l’indifférence dans laquelle les chrétiens tiennent trop souvent jusqu’à la formulation des plus grands mystères de leur foi[15] ; au point qu’en effet la foi se trouve comme enfermée dans ce que le P. Garrigou-Lagrange aurait peut-être appelé un pseudo-surnaturalisme et qu’il lui est devenu impossible d’être comprise de la culture dominante, car, renonçant à ce que Dom Gérard appelait son « empreinte temporelle », elle s’est elle-même détachée de la culture à laquelle avait donné naissance.
C’est pourquoi des prêtres comme les abbés Grosjean et Cariot, qui ne sont aucunement responsables de cette liquidation de la culture catholique et comptent au contraire parmi les clercs qui s’efforcent de restituer à la jeunesse chrétienne des éléments de cette culture que les moins scrupuleux de leurs aînés s’étaient acharnés à détruire, se trompent en se pensant uniquement les ambassadeurs de la foi dans ce « monde de la culture » dont ils déplorent l’éloignement : ils devraient plutôt voir, face à des institutions culturelles largement décadentes, qu’ils sont aussi les défenseurs d’une authentique culture, en vertu de leur sens de ce qui est beau, noble et sacré.

Le témoignage public de la foi… et de la culture

Le 13 décembre, les catholiques répondaient à l'outrage par la méditation d'un chemin de croix.

Ce fut donc aux membres du Mouvement de la Jeunesse Catholique de France (MJCF) qu’il revint de témoigner publiquement, dans les rues de Paris, de l’existence d’une véritable culture, d’une culture chrétienne encore vivante. A quelques dizaines de mètres du Théâtre du Rond Point, devant les barrières que la gendarmerie avait dressées pour leur barrer le passage, entre les méditations belles et profondes d’un chemin de croix de réparation, ils opposèrent au sacrilège et à l’obscénité du Golgota Picnic la beauté de chants polyphoniques qui montrèrent bien qu’en cette affaire, la culture était du côté de la foi.

Louis-Marie Lamotte




[1] Isabelle de Gaulmyn, journaliste à La Croix, peu suspecte de complaisance envers les traditionalistes, parlait ainsi de la « stupéfiante ascension de Civitas ».
[4] Il est possible d’écouter ici cette émission :
[5] Cette tribune n’est hélas plus disponible gratuitement en ligne. Je n’ai donc pu pour cet article qu’utiliser les citations que donne le blogue Riposte Catholique : http://www.riposte-catholique.fr/perepiscopus/labbe-grosjean-en-compagnie-de-caroline-fourest
[6] Il convient cependant de rappeler ici que les quelque soixante associations qui appelèrent à manifester en faveur de la « liberté d’expression » ne rassemblèrent guère que cinquante personnes, ce qui laisse tout de même songeur.
[7] J’aurais souhaité, pour être plus juste, m’appuyer sur des textes plus développés. Malheureusement, les tribunes mises en ligne sur le site du collectif sont trop brèves et trop imprécises pour ajouter au débat de véritables éléments.
On peut néanmoins consulter le site : http://www.culture-foi-respect.fr/
[10] Philippe Beaussant, qui ne passe pas à ma connaissance pour un « catholique fondamentaliste », en a donné des exemples aussi tristes qu’éclatants dans un petit livre dont la publication avait suscité quelques remous : La Malscène, Fayard, 2005. Il montrait notamment comment un metteur en scène, dont il avait charitablement tu le nom, s’employait à ridiculiser les passages les plus significatifs ce chef d’œuvre de l’opéra qu’est l’Orphée de Gluck.
[11] Les diverses interventions de Jean-Michel Ribes sont à cet égard emblématiques.
[13] On songe ainsi au formidable discours de Benoît XVI au Collège des Bernardins en 2008 : http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/speeches/2008/september/documents/hf_ben-xvi_spe_20080912_parigi-cultura_fr.html
[14] On peut lire à ce sujet cet excellent article de l’abbé Claude Barthe dans la revue Catholica : http://www.catholica.presse.fr/2009/04/04/plaidoyer-pour-le-sacre/all/1/
[15] Jean Madiran a récemment attiré de nouveau l’attention sur cette question dans deux remarquables articles : http://tradinews.blogspot.com/2010/03/jean-madiran-present-on-sest-bien-moque.html ; http://www.leforumcatholique.org/print.php?num=616756

1 commentaire:

  1. En France nous prônons la liberté d'expression, cette pièce est le résultat de l'ouverture culrurelle que nous soutenons.

    La France est un Etat laïc qui ne défend aucune religion et ne leur donne pas d'importance, seule la liberté individuelle compte. Censurer une pièce comme Golgota Picnic serait une atteinte à la liberté d'expression. Donc on laisse tout passer.
    Ou bien, si on commence à censurer ce qui est considéré comme un outrage à la religion, Charia Hebdo n'aurait pas du être imprimé.

    Comment faire la part des choses, entre la liberté d'expression, le droit à la caricature, et le respect des religions, si on ne porte pas plus d'importance à la figure du Christ ou du Pape qu'à celle de Sarkozy?

    RépondreSupprimer

Contre-débat est un espace de réflexion et de discussion. Tout le monde peut donc commenter les articles présentés, et ce, même de façon anonyme. Pour assurer la bonne tenue des discussions, les commentaires sont soumis à modération.

Ainsi, il est demandé à nos aimables lecteurs-commentateurs de veiller à l'orthographe de la langue française, ainsi qu'au respect de leurs interlocuteurs.