samedi 28 janvier 2012

Le progressisme culturel

Les récents sacrilèges perpétrés au théâtre ont suscité des réactions diverses, elles-mêmes abondamment commentées.

S’il fallait en peu de mots résumer le progressisme chrétien, le vrai, si l’on peut dire, celui de l’après-guerre et non ses actuels succédanés, on pourrait dire qu’il s’agissait, au nom de l’impératif missionnaire et de l’adaptation à une évolution politique et sociale jugée inévitable – le triomphe du communisme – de se refuser à toute condamnation véritable du marxisme afin de ne pas se couper des masses ouvrières, supposées profondément et durablement communistes[1]. 
Il n’y avait tout d’abord dans ce progressisme-là rien de libéral ; bien au contraire, il était issu du catholicisme intransigeant. Les progressistes n’ont tout d’abord pas songé à remettre en cause les vérités de foi[2] ; ils n’ont cessé de protester hautement de leur orthodoxie et de leur rigueur doctrinale. Et en effet leur erreur se trouvait en fait et avant tout dans une analyse erronée de l’histoire et dans les conséquences qu’ils en tiraient : ce que les progressistes remettaient en cause, c’était la doctrine sociale de l’Eglise, qu’ils regardaient comme un obstacle entre les chrétiens et la classe ouvrière : en sorte qu’ils préconisaient, avec plus ou moins de netteté, son abandon. Cette doctrine, disaient-ils, nous éloigne et nous sépare dramatiquement de ce mouvement ouvrier en qui se trouve l’avenir de nos sociétés ; défaisons-nous-en, passons aux marxistes comme saint Rémi est passé aux barbares pour mieux leur annoncer l’Evangile.

Le progressisme culturel et son programme
La comparaison a ses limites et porte bien sûr une part d’anachronisme, mais il semble que les catholiques de France soient aujourd’hui en proie à la tentation de ce qu’on peut appeler un progressisme culturel, dont une partie de l’épiscopat, il faut bien le dire, a malheureusement tracé la feuille de route, quoiqu’il convienne de distinguer ce qui relève proprement de la doctrine culturelle de l’épiscopat français, si l’on peut dire, et du simple discours de circonstance, dans le contexte de la mobilisation catholique contre les outrages théâtraux de Roméo Castellucci et de Rodrigo Garcia : il n’est pas impossible que tel évêque, désireux de mettre bon ordre à ce qu’il regardait comme une regrettable agitation, ait tenu des propos qui, considérés en eux-mêmes, allaient bien au-delà de sa pensée.
Qu’est-ce que le progressisme culturel ? De même que le progressisme de l’après-guerre voyait dans le communisme une force qui devait inéluctablement s’imposer, le progressisme culturel d’aujourd’hui voit dans les usages et dans la production du « monde de la culture » en place un fait qu’on aurait bien tort de négliger et plus encore de combattre, hélas séparé du Christ et de l’Eglise. Et de même que le progressisme de l’après-guerre, à cette fin, liquidait la doctrine sociale de l’Eglise, ce mur supposé entre les chrétiens et la classe ouvrière, le progressisme culturel liquidera ce qui constitue à ses yeux le principal obstacle entre l’Eglise et le « monde de la culture », savoir : la culture chrétienne, cette culture qu’ont engendrée des siècles de foi marquant les sociétés de son empreinte temporelle.

Un discours épiscopal sur les rapports entre foi et culture
Il me semble qu’on retrouve assez nettement ces thèmes dans le discours d’un évêque français que je ne nommerai pas, par égard pour sa dignité de successeur des Apôtres et par souci d’éviter ainsi toute polémique. Ainsi, nous dit ce prélat,
La « sanctuarisation » des images, des idées ou des mots de la foi chrétienne contribue à les affubler d'un copyright qui les met sous une protection telle qu'ils deviennent impropres à garder leur capacité à être entendus dans leur élan de vie. Si l'on préserve la foi du choc des cultures, on la tue. Surtout on laisse entendre qu'elle est tenue pour incapable de vivre ce choc et d'être audible en dehors du cercle restreint de quelques affidés.
Il s’agit donc d’extraire la foi du sanctuaire, du « copyright » de la culture chrétienne pour la confronter aux différentes cultures, ou plutôt, de la faire entrer en dialogue avec elles, car, nous dit aussi cet évêque, il choisit « la voie du dialogue et sa fécondité ». Mais, insensiblement, le texte va bien au-delà de la simple nécessité de faire entendre les enseignements de l’Evangile « dans leur élan de vie » au nom d’un légitime impératif missionnaire. C’est en fait le principe même d’une culture chrétienne que remet en cause cet évêque. Celle-ci, nous dit-il, contribue à « affubler d’un copyright » la foi ; dans un autre texte, il se montrait plus explicite encore :
Il n’y a donc pas de culture « pure », de culture apte par elle-même à exprimer la foi chrétienne. Penser cela, le pratiquer, ce serait « expurger » des cultures, voire des églises. Selon quels critères ? Quelle expression artistique serait-elle « pure » ? Et laquelle « impure » ?
Si l’on poussait à l’extrême une telle logique, il ne resterait plus qu’à dénoncer sans plus tarder les louanges constantes dont l’Eglise catholique n’a cessé d’entourer la pensée de saint Thomas d’Aquin ou le chant grégorien.
L’évêque poursuivait :
Le dialogue entre « l’Evangile de Dieu » et les cultures ne pose pas ces deux réalités l’une en face de l’autre.
« L’Evangile de Dieu » ou « l’Evangile de son Fils » n’existe qu’en la personne de Jésus mort et ressuscité. Il n’existe pas en soi dans une société, il est toujours inscrit dans des cultures, celles que se forgent inlassablement les hommes en quête du vrai, du beau, de la transcendance, au sein des drames de l’existence et de son apparente absurdité. Ces cultures modèlent les mondes, les sociétés, où nous vivons.
Le chrétien est celui qui déchiffre la présence et la quête de Dieu au cœur du foisonnement de la vie et des expressions culturelles.
Ici l’on parvient pour ainsi dire au stade suprême du progressisme culturel : il n’est plus même question d’évangéliser des cultures nées loin du Christ et de l’Eglise, mais de reconnaître en ces cultures « la présence et la quête de Dieu ». Dans un entretien avec une feuille catholique, le même évêque allait jusqu’à déclarer que la Révélation « se poursuit encore à travers les cultures d’aujourd’hui et ce que les hommes comprennent et disent de Dieu ».
Il ne revient donc plus aux chrétiens de « tout restaurer dans le Christ », comme l’écrivait saint Paul (Ep I, 10) : il leur revient au contraire non seulement de dialoguer, mais de se mettre à l’écoute pour recevoir des cultures d’aujourd’hui un véritable enseignement qui aurait l’autorité d’une continuation de la Révélation.
L’ « identité native » de la foi, nous apprend cet évêque, c’est la « rencontre des cultures ». Dès lors, toute culture chrétienne devient non seulement un « rêve », comme le dit ailleurs notre évêque, mais aussi, si l’on pousse jusqu’au bout la logique de son raisonnement, une nouvelle Babel ; non seulement un obstacle à l’annonce de l’Evangile, mais le dépérissement d’une foi coupée de son « élan de vie ». Ce n’est pas un hasard si l’évêque, lorsqu’il déplore à juste titre la déculturation de la foi, n’envisage les cultures qu’au pluriel : c’est assez dire qu’une culture chrétienne, une culture informée par des siècles de foi, apparaît comme profondément indésirable ; la foi n’est plus possible qu’inscrite dans le « foisonnement de la vie et des expressions culturelles ».

Enfouissement culturel ou contre-culture chrétienne ?

Benoît XVI, pour une contre-culture chrétienne

Après la fameuse pastorale de l’enfouissement de l’Eglise dans le monde, le progressisme culturel entend donc enfouir la foi dans la culture dominante, ce qui signifie très logiquement liquider la culture chrétienne. On pourrait objecter que les tenants du dialogue à tout prix avec le « monde de la culture » pour ne pas se couper de lui ne poussent pas si loin les conséquences de leur discours – ce dont on ne peut du reste que se réjouir – et que, la culture chrétienne ayant été déjà largement liquidée par leurs prédécesseurs, ils ne mettent plus grand-chose en péril. Mais l’on aurait pu penser que l’échec du progressisme chrétien de l’après-guerre aurait eu au moins pour effet de dissuader les catholiques de verser de nouveau dans les mêmes travers, d’autant plus difficilement défendables aujourd’hui que, loin de représenter l’option préférentielle pour les pauvres que pouvaient encore être les initiatives des militants chrétiens de 1950, ils visent à aligner l’Eglise sur un « monde de la culture » qui en dépit de son effroyable pauvreté spirituelle ne correspond pas précisément à ce que l’on nomme ordinairement les pauvres et les simples.  
Rome, quant à elle, n’était pas dupe. Le 19 janvier 2012, la secrétairerie d’Etat du Vatican, en réponse à une question du R.P. Cavalcoli O.P., appelait les chrétiens à une « ferme réaction » au spectacle de Romeo Castellucci, que tel archevêque français nous donnait pour une catéchèse sur la kénose[3]. Et surtout, le Pape Benoît XVI, lors de son voyage à Malte, répondait par avance à la tentation du progressisme culturel :
Dans le contexte de la société européenne, les valeurs évangéliques encore une fois deviennent une contre-culture, tout comme elles l’étaient au temps de saint Paul[4].
 Bien loin de la tentation du progressisme culturel, le Souverain Pontife plaidait donc pour une culture chrétienne de dissidence et de résistance. Il reste à souhaiter qu’il soit largement entendu.

Louis-Marie Lamotte


[1] Sur Contre-Débat a déjà été publiée une série d’articles à ce sujet. En voici le début :
Le progressisme chrétien recouvre bien sûr des réalités complexes et diverses ; le résumé que nous proposons se veut très général.
[2] On pourrait d’ailleurs remarquer que les néo-progressistes d’aujourd’hui, ceux de l’appel de Rouen, par exemple, ne remettent pas tant en cause les dogmes de la foi catholique qu’ils les ignorent entièrement, comme s’ils leur étaient tout à fait étrangers.

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