lundi 2 avril 2012

Raymond HUARD, La naissance du parti politique en France, Presses de Sciences Po, Paris, 1996, 383 pages

Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université Paul Valéry de Montpellier, Raymond Huard s’attache, dans La naissance du parti politique en France, à retracer l’émergence au cours du XIXe siècle de l’organisation partisane des forces politiques. Résultat de l’identification entre une opinion politique déterminée et une organisation nationalement ou internationalement structurée, le parti a longtemps souffert de sa mauvaise réputation : les partis, comme le note l’auteur au début de son ouvrage, sont perçus comme des factions, des machines, des appareils qui pervertissent le débat politique et rendent impossible la libre discussion. De plus, si de nombreuses études ont été conduites sur les forces politiques françaises, peu s’interrogent sur la genèse de leur organisation partisane ; dans Pour une histoire politique (1988), dirigé par René Rémond, Serge Berstein, chargé du chapitre sur les partis, note ainsi que l’étude des partis s’est souvent limitée à des monographies très événementielles ou à des ouvrages focalisés sur les formations marxistes, parfois non sans parti-pris idéologique, ce qui a contribué à jeter le discrédit sur l’histoire des formations partisanes.

Trois grandes directions dans la recherche sur les partis
Cependant, Raymond Huard rappelle que leur genèse n’en a pas moins retenu l’attention des chercheurs, notamment des politistes et des philosophes, et retient trois directions principales : la première, dans la lignée des travaux de Maurice Agulhon (La République au village), envisage les partis dans le cadre d’une politisation descendant vers les masses. Elle privilégie donc l’étude de la descente vers les populations des groupes partisanes et du tissu associatif qui la favorise.
Le deuxième axe d’études tend à considérer les partis comme conséquences de la division du corps social. C’est l’idée défendue notamment par Jürgen Habermas dans L’espace public : l’émergence des partis correspond à la dégradation de la société libérale, elle est une conséquence des limites mises à la formation d’une libre opinion publique.
La troisième direction, enfin, fait correspondre la formation des partis à la transformation de l’Etat contemporain : la modernisation de la société politique entraîne une diversification croissante, qui se traduit par la naissance des organisations partisanes. Cette thèse a été défendue notamment par les politistes américains Myron Weiner et Joseph La Palombara (Political parties and political development, 1966).

Saisir la spécificité du cas français : des formations partisanes tardives
Raymond Huard, s’il veut prendre en compte les apports de ces trois directions, entend néanmoins saisir la spécificité du cas français, où il est nécessaire de noter la longueur particulière du processus d’organisation partisane et le caractère tardif d’une législation permettant leur essor, au terme seulement de l’évolution, en juillet 1901, tandis qu’existent dès la Révolution de nombreuses associations aux buts divers, associations électorales ou pour la liberté de la presse, sociétés secrètes, clubs, ligues : il s’agit donc, pour l’auteur, de se demander comment et pourquoi s’est opérée en France la transition vers les formes partisanes d’organisation politique. Raymond Huard s’emploie ainsi à retracer la genèse, l’émergence et l’élaboration des formations partisanes par trois grandes parties chronologiques, qui correspondent aux étapes successives du développement de l’organisation politique.

De la Révolution française au Second Empire : de la naissance des sociétés politiques à l’avènement du suffrage universel
La période révolutionnaire voit naître une multitude de sociétés politiques dont l’auteur montre qu’elles ne peuvent cependant être considérées comme des partis, même si le courant babouviste peut s’en approcher à certains égards : elles sont en effet caractérisées par le déroulement entièrement public des séances, par une organisation fédérative très lâche et très peu centralisée, laissant à chaque société locale une autonomie presque totale. De telles sociétés, malgré les restrictions imposées aux réunions politiques et l’absence de distinction entre réunion et association, n’en marquent pas moins de leur empreinte l’ensemble de la société française. Si elles sont anéanties sous l’Empire, elles reprennent vie sous les monarchies censitaires, qui donnent lieu à des progrès considérables des organisations politiques en raison des nécessités électorales et des besoins de la presse d’opinion, qui contribue à la centralisation de la vie politique française. Toutefois, ce bouillonnement associatif ne s’accompagne ni de développements théoriques nouveaux, ni d’une évolution favorable de la législation : au contraire, les sociétés politiques inquiètent les libéraux et les conservateurs, ce qui conduit le gouvernement à renforcer ses moyens d’action contre les sociétés. La révolution de 1848, qui donne une plus grande liberté d’association, confronte les forces politiques au suffrage universel et est suivie d’une simplification des options politiques, favorise l’essor des clubs d’une part et une structuration croissante d’autre part, mais le coup d’Etat du 2 décembre 1851 entraîne la destruction des associations politiques.

De la libéralisation de l’Empire à l’éclatement du parti républicain
Les années 1860 marquent le début d’une nouvelle étape dans l’organisation politique en France. Si aucun changement notable n’intervient dans la législation, malgré la distinction introduite pour la première fois en 1868 entre réunion et association, la pratique du cadre légal existant se fait nettement plus libérale, tandis que l’organisation politique s’ancre désormais dans le suffrage universel. Après 1871, l’organisation devient la hantise des forces engagées dans la lutte autour du futur régime. Le terme de parti reçoit ainsi une définition nouvelle et plus précise, celle d’un organisme groupé autour d’un programme incarné par une équipe d’hommes. L’on parle ainsi d’un « parti républicain », qui demeure cependant très œcuménique, caractérisé avant tout par sa discipline électorale.

La cristallisation partisane des tendances politiques, une conséquence de la division du parti républicain
C’est l’éclatement croissant de ce parti républicain, à partir des années 1880, qui favorise l’essor de formations distinctes propres à chaque tendance. Cette évolution est accélérée par le Ralliement des catholiques, qui contraint les républicains de gouvernement à préciser leur programme et leur organisation pour constituer un centre individualisé entre conservateurs et socialistes ; ils prennent ainsi le nom de progressistes. L’affaire Dreyfus accroît encore la fragmentation de l’ancien parti républicain : la discipline républicaine a définitivement cédé la place à des organisations qui ne sont pas héritières des sociétés d’action et qui, n’étant pas assises sur une solide organisation départementale, demeurent lâches. Cette organisation partisane nouvelle n’en fait pas moins des progrès plus rapides à gauche qu’à droite ; l’auteur note en effet chez celle-ci le poids de l’appui sur la notabilité, le prestige parlementaire ou le charisme populaire, ainsi que l’hésitation entre aspirations à un parti conservateur, qui prend finalement forme dans l’Alliance Libérale Populaire, et le choix de formes hybrides, à mi-chemin entre la ligue et le parti, à l’image de l’Action française. Les socialistes, en revanche, sont les premiers à mettre en œuvre un parti d’adhérents et à promouvoir activement la fédération. Leurs efforts d’organisation sont couronnés de succès et leur permettent d’obtenir une nette augmentation du nombre de leurs adhérents, de leurs voix et de leurs députés.
En juillet 1901, la loi donne une conception large de l’association, qui fait désormais abstraction de son but, et donne aux associations une permanence ; elle ne favorise donc pas particulièrement le développement des partis en tant que tels, mais ne l’entrave pas, met fin aux organisations électorales temporaires et permet l’essor d’organisations de jeunesse.

L’hostilité des groupes parlementaires, principale raison du caractère tardif de l’organisation partisane en France
L’ouvrage, fort clair, articule efficacement réflexion sur le rôle du cadre légal et de sa mise en œuvre, des débats politiques nationaux et de l’organisation locale pour examiner l’importance respective de ces différents facteurs d’évolution de l’organisation politique. Raymond Huard montre ainsi que la législation n’a joué qu’un rôle secondaire : en effet, malgré ses aspects contraignants, elle est appliquée, à partir de la libéralisation du Second Empire, de manière extrêmement libérale. Ce n’est donc pas aux lois répressives, mais à l’indifférence ou à l’hostilité des groupes parlementaires qu’il faut imputer les retards pris par la France par rapport à l’Allemagne ou à l’Angleterre dans l’organisation partisane de ses forces politiques : désireux de limiter toute formation susceptible d’empiéter sur leurs prérogatives, les groupes parlementaires n’entrent dans le processus d’organisation partisane que lorsqu’ils se trouvent confrontés aux socialistes déjà organisés, car moins retenus par les exigences parlementaires, et lorsqu’ils y sont contraints par les divisions du parti républicain, qui poussent chaque tendance à se doter d’une organisation propre : ainsi, à la fin de la période, le parti apparaît bel et bien avant tout comme une organisation électorale. L’auteur montre ainsi que, contrairement à une idée reçue, les partis tendent à consolider le système démocratique en tant qu’ils limitent, par leur relative stabilité, les entraînements de l’opinion.
Il est possible de regretter, outre le rejet des notes à la fin de l’ouvrage, qui rend leur consultation très malaisée, la rareté des citations des sources de première main, même en note. En effet, l’auteur, étant confronté à un sujet extrêmement vaste, a utilisé la documentation déjà existante lorsqu’elle correspondait à ses besoins, ce qui prive la démonstration, par ailleurs fort convaincante, d’un clair appui sur des textes mis en évidence. Ainsi, il est difficile de vérifier l’assertion de l’auteur selon laquelle l’évolution n’a presque pas été perçue par les contemporains, les textes relatifs à la réflexion générale sur les différentes formes d’organisation politique n’étant pratiquement pas convoqués. Il en résulte un ouvrage très clair, qui retrace avec netteté les faits et l’évolution des forces politiques vers les formes partisanes et parvient à saisir la spécificité du cas français et des différentes tendances politiques, plus ou moins portées à s’organiser nationalement, mais qui néglige peut-être un peu trop les débats et les efforts théoriques des contemporains.

Louis-Marie Lamotte


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