samedi 9 juin 2012

« Catholiques d'abord » (1) - Le mouvement catholique au XIXe siècle

Compte rendu : Yvon TRANVOUEZ, Catholiques d’abord. Approches du mouvement catholique en France (XIXe-XXe siècle), Les Éditions Ouvrières, Paris, 1988, 264 pages.




     Aujourd’hui professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Bretagne Occidentale à Brest, Yvon Tranvouez s’est distingué notamment par ses travaux sur le mouvement catholique en France, sous la direction puis dans le sillage d’Émile Poulat. C’est dans ce champ d’investigation que s’inscrit résolument Catholiques d’abord. Approches du mouvement catholique en France (XIXe-XXe siècle). Refusant, à la suite d’Émile Poulat, l’analyse de la société contemporaine en terme d’opposition entre une droite libérale et une gauche communiste, l’auteur affirme avec force la nécessité de ne pas oublier la « vigoureuse réaction du catholicisme à la situation nouvelle qui lui était faite » après la Révolution.  



     Cette réaction s’exprime notamment par l’élaboration de la doctrine sociale de l’Église, « expression autorisée, c’est-à-dire hiérarchique, du refus intransigeant opposé à cette situation historique nouvelle et catastrophique » (p. 15), qui met en branle le mouvement catholique, défini par Jean-Marie Mayeur comme l’ensemble des idées, des initiatives, des formes d’action ou d’organisation des catholiques dans la société civile après la Révolution (p. 17). La conscience de la tripartition, d’un « conflit triangulaire », c’est-à-dire le double refus du libéralisme et du socialisme par la hiérarchie et par les militants catholiques, fait de ces derniers des « catholiques d’abord » (p. 19), en dépit des crises qui traversent l’histoire du mouvement catholique dès sa naissance au XIXe siècle. « Le mouvement catholique, de dynamismes en dérives, n’a cessé de mettre en péril la doctrine sociale de l’Église », mais engendre, même chez ceux qui l’ont abandonné, « un type de pensée méconnu, mais qui a sa cohérence et ses réflexes, sa résistance aussi, et des incidences dans tous les domaines » (pp. 19-20). C’est donc les itinéraires empruntés par ces militants « catholiques d’abord » qu’Yvon Tranvouez se propose d’examiner, des lendemains de la Révolution au pontificat de Jean-Paul II. Issu de communications, d’interventions et d’articles réalisés par l’auteur entre 1975 et 1988, l’ouvrage ne constitue cependant pas une histoire linéaire et continue du mouvement catholique, mais s’attache plutôt à en dégager les principaux aspects tels qu’ils se manifestent lors des crises aiguës et des étapes décisives.


À l’origine du mouvement catholique : Félicité de La Mennais


     La première partie de l’ouvrage montre comment la Contre-Révolution catholique s’est attachée au XIXe siècle à lier la cause de Dieu à celle du peuple. Yvon Tranvouez parle ainsi d’un « paradigme mennaisien » (p. 23), dessiné dès le premier tome de l’Essai sur l’indifférence en matière de religion, paru en 1817. L’abbé de La Mennais développe alors en effet une pensée radicalement contre-révolutionnaire, qui affirme la nécessité sociale de la religion, mais est ainsi conduit à en appeler à une révélation primitive, qui relativise d’une part la révélation chrétienne historique et d’autre part l’Eglise. En effet, note Yvon Tranvouez, si l’appel à un « christianisme pleinement développé » peut correspondre à une plus large propagation de la foi, « la porte est aussi ouverte à un développement par dépassement du christianisme historique » (pp. 33-34) ; c’est à tel dépassement que Lamennais entend procéder après sa condamnation par Grégoire XVI en 1832 en faisant des peuples en marche les « authentiques révélateurs de la vérité divine » (pp. 35-36). Yvon Tranvouez met donc en évidence la logique que conserve Lamennais par-delà ses revirements : « Hier catholique, demain socialiste, il a changé de camp, il n’a pas changé d’adversaire. En face, c’est toujours la bourgeoisie. Et pour lui, de son côté, c’est toujours le même camp, celui du peuple et du vrai christianisme » (p. 35). Lamennais est ainsi « à la souche d’un arbre qui depuis n’a cessé de se ramifier » mais qui s’enracine dans le « triple refus » d’un simple retour au passé, des valeurs de la modernité et d’un catholicisme résigné (p. 38) ; il peut donc être désigné comme le premier grand penseur du mouvement catholique, qui en fixe les principaux traits en même temps qu’il en illustre les dérives.


Le Syllabus, texte fondateur de la doctrine sociale de l’Église


     C’est cependant le Syllabus de Pie IX que l’auteur désigne comme le texte fondateur de la doctrine sociale par laquelle s’est exprimé le refus intransigeant de la situation nouvelle. Aux lendemains de la Commune, le texte, alors même qu’il est souvent présenté aujourd’hui comme un repoussoir, a en effet été la « référence privilégiée d’une génération de jeunes catholiques qui mesurent l’ampleur et l’urgence de la question ouvrière et lui cherchent des réponses nouvelles » (p. 39). Si les œuvres en faveur des ouvriers sont précoces (p. 51), c’est la Commune de Paris qui constitue chez les catholiques la prise de conscience qui suscitent chez les catholiques intransigeants des initiatives plaçant la question ouvrière au cœur de leurs préoccupations. Yvon Tranvouez rappelle ainsi que c’est au nom des principes du Syllabus qu’Albert de Mun met en œuvre à partir de 1871 ses Cercles catholiques d’ouvriers. En effet, bien que le document romain n’ait pas élaboré positivement une doctrine sociale catholique, il apparaît comme une condamnation de la bourgeoisie et alimente les rêves de « théocratie populaire » (p. 57).


Le pontificat de Léon XIII : les forces catholiques entre mobilisation et division

     Ces initiatives nouvelles se déploient sous le pontificat de Léon XIII. Si l’épiscopat tend à négliger quelque peu la publication de Rerum novarum en mai 1891 (p. 69), la jeune génération des intellectuels catholiques s’enthousiasme pour le catholicisme social, dont Léon Harmel donne une illustration dans son usine chrétienne du Val-des-Bois (p. 70). Pour la plupart de ces catholiques, catholicisme social, contre-révolution et restauration monarchique demeurent étroitement liés ; ils se divisent cependant après la publication de l’encyclique Inter sollicitudines en 1892, qui impose aux catholiques l’acceptation loyale du régime républicain. Refusée par des monarchistes comme La Tour du Pin, elle provoque le retrait du champ politique de catholiques comme Chesnelong, qui partagent leurs opinions mais se refusent à désobéir et n’ont donc plus d’avenir politique (p. 76). Les ralliés eux-mêmes sont loin de constituer un bloc homogène ; ils rassemblent aussi bien des monarchistes de cœur comme Albert de Mun que des républicains comme Étienne Lamy ou des démocrates chrétiens qui après l’affaire Dreyfus se déplacent vers la droite nationale (pp. 77-78). Cependant, en dépit de cet éclatement, « Léon XIII restera comme le pape de la mobilisation des forces catholiques pour la reconstruction d’une société chrétienne sur ces ruines de la modernité dont la Commune avait, aux yeux de l’opinion catholique, fourni le symbole tragique » (p. 79) ; loin de rompre avec l’intransigeance de Pie IX, Léon XIII substitue à la condamnation passive de la modernité une condamnation active qui incite les catholiques à investir le champ politique et social (p. 80).


Pie X et la consolidation du catholicisme social

     À l’origine du Sillon, qui constitue la grande crise suivante du mouvement catholique, se trouvent « jeunes pontificaux enthousiastes » (p. 92), ralliés sans difficulté à la République, car dénués d’héritages. C’est en 1898 que s’effectue le tournant décisif : Marc Sangnier veut former une élite ouvrière chrétienne pour passer de la simple défense religieuse à un catholicisme de conquête. À l’époque du gouvernement Combes, le Sillon se fait connaître en étant à la pointe de la défense religieuse après le « meeting sanglant » de 1903 (p. 96). Mais la logique de l’action conduit le Sillon à se séparer d’hommes au départ très proches de ses idées et de ses objectifs (p. 99) ; il rompt ainsi avec le courant historique de la démocratie chrétienne. En 1906, le Sillon se place sur terrain laïque ; en 1907, le « Plus Grand Sillon » fait l’option républicaine et adopte l'idéal démocratique. Les critiques se multiplient alors au sein de la hiérarchie, ce qui entraîne la condamnation du mouvement par Pie X en août 1910 ; Sangnier fait alors immédiatement sa soumission. L’auteur note cependant que le pape ne condamne pas la démocratie, mais sa conception moderne (p. 101). De plus, le pontificat de Pie X ne se caractérise pas seulement par la répression, mais aussi par la poursuite de la mobilisation (p. 103), par la multiplication des structures, par l’augmentation des effectifs du catholicisme social. Yvon Tranvouez estime que la nouvelle génération catholique a alors abandonné la perspective contre-révolutionnaire pour rechercher une véritable modernité qui ne peut qu’être chrétienne.

Louis-Marie Lamotte

(À suivre)

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