mercredi 13 juin 2012

Compte rendu de la conférence de l’abbé Guillaume de Tanoüarn : La religion de Jean-Jacques Rousseau

Cet article est issu de notes prises lors de la conférence tenue par Monsieur l’abbé Guillaume de Tanoüarn, de l’Institut du Bon Pasteur, au Centre Saint-Paul, à Paris, le 12 juin 2012.




Rousseau, un penseur des Lumières
Lors de la conférence tenue le 12 juin 2012 au Centre culturel chrétien Saint-Paul, l’abbé Guillaume de Tanoüarn s’est tout d’abord attaché à montrer qu’en dépit de son apparente originalité, liée probablement à la beauté de son écriture, et malgré ses inimitiés personnelles avec Voltaire ou d’Holbach, Jean-Jacques Rousseau partage profondément l’esprit de son temps, c’est-à-dire du siècle des Lumières, auxquelles l’Eglise n’a pas immédiatement réagi : en 1750, Benoît XIV se laisse dédier par Voltaire la tragédie Mahomet. Les autorités de l’Eglise ne perçoivent tout d’abord des Lumières que leur effort d’érudition, qui ne semble pas rompre avec celui qu’elles avaient promu depuis le XVIe siècle. Cependant, elles sont tout d’abord peu sensibles à l’esprit des Lumières, que le conférencier n’hésitait pas à déclarer « intrinsèquement pervers ».  
Tandis que le vocabulaire des Lumières, sous la plume de Voltaire, notamment, permet de considérer l’histoire comme étant en deux parties, divisée entre ténèbres et lumières, Kant propose en 1784 dans Qu’est-ce que les Lumières ? et en 1786 dans Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? une réflexion sur ce qu’elles sont et les définit tout d’abord comme l’exercice libre et public de la raison. Il ajoute cependant qu’un tel exercice consiste à « chercher le critère ultime de la vérité en soi-même ». La vérité cesse donc d’être quelque chose qui s’impose à l’homme dans un logos extérieur à lui ; l’homme doit désormais la trouver en lui-même, en sa puissance de pensée.
Une telle restriction introduit, selon l’expression du conférencier, un « profond changement de décor ». Au-delà de l’érudition, les Lumières manifestent un état d’esprit, une forme mentale qui consiste à n’accepter de vérité que si elle vient de l’exercice libre et public de la raison humaine. Voltaire, en faisan la promotion d’une religion des lettrés, d’un théisme sans dogme, a donné à cet esprit l’une de ses expressions dans le domaine religieux. L’abbé de Tanoüarn s’est employé à rappeler combien Jean-Jacques Rousseau était marqué par un tel esprit.

Le théisme de Rousseau : le refus de la Révélation
Le théisme de Voltaire est en effet fondamentalement celui de Rousseau, qui désigne dans l’Emile le théisme comme la « religion naturelle », tout en le regardant comme difficile[1] : le conférencier y a vu un signe que le matérialisme commence à aller de soi pour certains esprits. « Les plus grandes idées de la divinité nous viennent de la raison seule. » « La meilleure de toutes les religions est infailliblement la plus claire. » Pour Rousseau, la seule vérité religieuse doit venir de l’entendement. Il a fallu attendre le Syllabus de Pie IX de 1864 pour que soit prononcée une condamnation efficace de ce rationalisme[2]. S’il semble logique de consulter sa raison, l’abbé de Tanoüarn a rappelé que le texte du Syllabus vise l’entendement et l’esprit nouveau théiste foncièrement agnostique qui s’est manifesté à partir des Lumières, selon lequel il faut trouver la vérité dans les limites de soi et refuser tout savoir venu d’ailleurs, donc toute révélation.
Il s’agit d’un refus qu’articule bien Rousseau dans la profession de foi du vicaire savoyard dans l’Emile. « Que d’hommes entre Dieu et moi ! » s’écrie-t-il. Rousseau ne peut supporter de devoir la vérité à un autre homme, et ne peut donc que refuser le témoignage qui est à la base même du christianisme.
Rousseau déclare aimer l’Evangile, mais il l’aime comme on aime une sagesse humaine. « La plus haute sagesse se fit entendre » au « plus vil de tous les peuples », écrit-il. Le conférencier a ainsi pu noter l’apparition, sous la plume de Voltaire et de Rousseau, d’un antisémitisme nouveau qui, loin de venir du christianisme, résulte de la détestation de toute révélation. Jean-Jacques Rousseau, après avoir fait la louange du Christ et de son sacrifice, finit par dire que l’Evangile contient des « choses incroyables qui répugnent à la raison » et par préconiser simplement de « s’humilier devant le grand Etre qui seul sait la vérité ».
Voltaire et Rousseau, loin de s’opposer fondamentalement, mènent donc le même combat et formulent contre le christianisme des critiques de même nature : la foi s’assure par l’entendement. L’abbé de Tanoüarn a ainsi pu souligner la justesse de la condamnation lancée par Pie IX au siècle suivant.

La conscience comme instinct
Devant les impasses de la raison, Pascal optait pour la foi au nom du cœur. C’est à présent ce qu’entend faire Rousseau, mais le cœur revêt chez lui une signification toute différente : « Tout ce que je sens être bien est bien, tout ce que je sens être mal est mal : le meilleur de tous les casuistes est la conscience. » Rousseau reprend Pascal en le dévoyant et en le caricaturant. « Trop souvent la raison nous trompe », écrit-il, tandis que la conscience « est à l’âme ce que l’instinct est au corps. »
Rousseau va ainsi plus loin que Voltaire, qui admettait encore la raison érudite. Celle-ci n’est pour Rousseau pas nécessaire : il s’agit de retrouver l’instinct spirituel qu’est la conscience. « Conscience, conscience ! instinct divin et céleste voix ! » Chez lui, la conscience est un instinct animal qui ne nous trompe jamais. Loin d’être plus spiritualiste que les autres penseurs des Lumières, il n’est en fait, selon l’expression utilisée par le conférencier, qu’un intellectuel qui ne s’assume pas, à la différence des intellectuels des salons.
Le critère de la vérité se trouve en soi-même, dans un instinct, une immédiateté ; l’homme est un être essentiellement sensible ; exister, c’est sentir. Rousseau peut ainsi se livrer à une exaltation mystique de la sensibilité : la conscience est une sensibilité immédiate au bien et au mal qui ne permet en fait pas de sortir du cercle du moi. Rousseau s’inspire de saint Augustin et de Pascal, mais pour les caricaturer. Tandis que le cœur est pour eux une instance en moi qui ne peut trouver le repos qu’en l’Absolu, en Dieu, Rousseau manifeste un matérialisme fondamental qui réduit le cœur à un élan de la sensibilité.

Une perspective politique totalisante
La perspective ultime de Jean-Jacques Rousseau n’est cependant pas religieuse ou spirituelle, mais politique et pédagogique. Dans le Contrat social, il parle ainsi d’une « religion de l’homme », la plus tolérante, celle qu’il faut professer au plan civil. Paul VI, relevait l’abbé de Tanoüarn, en parlant de culte de l’homme, a commis une énorme imprudence en utilisant des termes qu’il ne maîtrise pas, car le christianisme, selon l’expression même de Rousseau, est la religion la plus « bizarre », celle qui ne peut pas mettre les hommes d’accord.
Rousseau distingue en effet trois types de religions. La première est une religion purement intérieure, la « vraie religion de l’Evangile », le vrai théisme, que Rousseau appelle « droit divin naturel ». Le deuxième type, celui du « droit divin civil ou positif », est représenté notamment par les religions païennes de l’Antiquité ; il permet à la cité d’être forte. Enfin vient une « religion plus bizarre », qui empêche d’être à la fois dévot et citoyen ; il s’agit de la « religion du prêtre », représentée notamment par le christianisme romain. Loin de lui reprocher quelque mélange du spirituel et du temporel, Rousseau dénonce au contraire la distinction que ce type de religion opère et ambitionne une refondation totalisante du corps politique, tandis que le christianisme romain s’est toujours érigé en contre-pouvoir face aux visées totalisantes du pouvoir temporel.
Une telle religion est pour Rousseau « si évidemment mauvaise » qu’il n’est pour lui pas la peine de le démontrer. La deuxième religion, en revanche, est bonne, car elle unit culte divin et amour des lois. Rousseau admire en fait l’archaïsme religieux, « une espèce de théocratie », où il n’existe pas d’autre pontife que le prince et où mourir pour son pays devient souffrir le martyre. Le philosophe entreprend ainsi une véritable sacralisation de la cité. Cependant, cette religion demeure mauvaise, car fondée sur le mensonge et la superstition. La première, quant à elle, est la religion de l’homme, qui fait que les hommes se reconnaissent tous pour frères ; mais elle a pour défaut de n’ajouter aucune force aux lois et de détacher les cœurs de l’Etat : « Je ne connais rien de plus contraire à l’esprit social », déclare Rousseau. Il préconise donc de mélanger le premier et le deuxième type de religion, de faire rentrer l’Evangile dans l’Etat.
Pour lui, le plus insupportable demeure donc une Eglise qui ose dire qu’hors d’elle, point de salut, à moins que l’Eglise se confonde avec l’Etat et que le pontife soit le prince : il est nécessaire d’éliminer ceux qui refusent de croire au contrat social.

La conférence de l’abbé de Tanoüarn offrait une présentation claire des principales idées religieuses de Rousseau, de leur lien à l’esprit des Lumières et de leur opposition fondamentale au christianisme et de leurs conséquences politiques et sociales, même s’il aurait peut-être été intéressant, si le conférencier avait eu davantage de temps à sa disposition, d’aborder également le rapport complexe de Rousseau aux sociniens[3] et aux Lumières religieuses telles qu’elles se manifestent dans le cadre des Eglises au XVIIIe siècle.

Louis-Marie Lamotte

Note : Il va de soi que toute erreur éventuelle doit être imputée non au conférencier, mais à moi-même.


[1] « Dans l’état actuel de ma foi, j’ai plus à remonter qu’à descendre pour adopter vos opinions, & je trouve difficile de rester précisément au point où vous êtes, à moins d’être aussi sage que vous. »
[2] Proposition 15 : « Il est libre à chaque homme d'embrasser et de professer la religion qu'il aura réputée vraie d'après la lumière de la raison. »
[3] Notamment dans la Lettre à d’Alembert


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