mercredi 19 septembre 2012

Compte rendu de la conférence de l’abbé Guillaume de Tanoüarn : Vincent Peillon, ministre de la religion laïque. Nouvelle donne sur la laïcité en France

L’abbé Guillaume de Tanoüarn, prêtre de l’Institut du Bon Pasteur, a tenu le 18 septembre 2012, dans le cadre des conférences du mardi du Centre culturel chrétien Saint-Paul, une conférence sur la tradition intellectuelle laïque dont Vincent Peillon, actuel ministre de l’Education Nationale, se veut l’héritier.

Jaurès et le socialisme comme religion
En effet, Vincent Peillon est l’auteur d’une œuvre qui n’est pas sans rapport avec le poste ministériel qu’il occupe. Il a ainsi travaillé sur le « socialisme comme religion » chez Jean Jaurès et a consacré un ouvrage à Ferdinand Buisson, auteur d’une Encyclopédie pour l’enseignement primaire récompensé en 1927 par le Prix Nobel de la paix, présent au Congrès de Rome de la libre-pensée en 1904. La perspective de Vincent Peillon s’inscrit donc dans l’héritage de penseurs qui ont créé une tradition intellectuelle laïque que le conférencier désignait comme une « idéologie française » qu’il a soigneusement distinguée de la laïcité chrétienne. L’abbé de Tanoüarn a également remarqué que ces penseurs sont aujourd’hui largement oubliés : si le nom de Jean Jaurès est connu, il n’est guère lu de nos jours. Il n’est cependant pas sans intérêt de se remémorer ce que Jaurès écrivait dans sa thèse sur la réalité du monde sensible : « Le socialisme, dit-il, serait une révolution religieuse. » Le christianisme se meurt ; il s’agit de le recueillir comme un legs. Les vrais croyants veulent abolir toutes les haines et « créer vraiment l’humanité, qui n’est pas encore », mais pour cela, il faut la raison et l’amour, et, se demande-t-il, « qui sait si Dieu n’est pas au fond de ces choses ? » C’est cette clausule que l’abbé de Tanoüarn invitait à ne pas considérer comme une formule purement rhétorique et à prendre pleinement au sérieux.

Ferdinand Buisson : du protestantisme libéral à la libre-pensée
Ferdinand Buisson, quant à lui, est issu du protestantisme libéral. Il n’est d’ailleurs pas anodin que Vincent Peillon exprime, dans un entretien au Monde des Religions, son admiration pour le protestantisme, surtout par comparaison avec le catholicisme. Significativement, Buisson est l’auteur d’une thèse sur Sébastien Castellion, adversaire de Calvin, présenté comme une figure de la liberté de pensée. Le libéralisme de Buisson semble paradoxal en tant que le protestantisme apparaît tout d’abord comme une doctrine de la prédestination intégrale et de la sola scriptura, excluant toute liberté humaine. Mais le protestantisme, en vivant loin de l’autorité pontificale, s’est mêlé à la doctrine de l’unitarien Faust Socin, promoteur d’un christianisme sans mystères et sans sacrifice, ne conservant de la doctrine de Luther et de Calvin que le libre-examen. Ferdinand Buisson est donc un protestant libéral, issu des évolutions du protestantisme, professant une foi sans dogmes et sans sacrifice qui rejoint très largement le socinianisme, dont l’importance est selon le conférencier très largement sous-estimée. C’est ce courant de pensée qui aboutit, après s’être saisi de l’héritage de la Révolution française, à la libre-pensée : en effet, dès lors que le christianisme se trouve vidé de tout son contenu, il ne reste que la liberté, que Ferdinand Buisson n’hésite pas à désigner comme la vraie religion. Buisson distingue en effet l’instinct religieux, qui doit être respecté en tant qu’il appartient à la nature humaine (aujourd’hui, Vincent Peillon écrit encore que l’homme est un animal religieux) du « système dogmatique », dénoncé comme une invention humaine destinée à le satisfaire.

Vincent Peillon et les catholiques
L’abbé de Tanoüarn a poursuivi sa conférence en exposant deux lectures de Vincent Peillon. La première est celle que peuvent faire de cette pensée laïque des catholiques traditionalistes, qui y reconnaissent paradoxalement l’analyse de la droite catholique de la fin du XIXe siècle. En effet, pour Vincent Peillon, qui reprend largement l’analyse d’Edgar Quinet, la Révolution française a échoué, et c’est à l’Eglise catholique qu’il faut imputer cet échec : la Révolution a fait preuve de trop de hâte et a oublié qu’il fallait forger un peuple de républicains. Edgar Quinet, dans Le christianisme et la Révolution, affirme ainsi l’incompatibilité absolue entre catholicisme et Révolution française, rejoignant sur ce point les traditionalistes, et justifie la Terreur, qui doit régénérer le peuple. Cependant, la Terreur a échoué ; il convient donc de remplacer le pouvoir spirituel de l’Eglise par un autre pouvoir spirituel, celui de l’école : il s’agit de créer une nouvelle génération intellectuelle.
Vincent Peillon ne dit pas autre chose. Il parle ainsi d’un « renouveau religieux en dehors des cadres politico-religieux dominants » et plaide pour une « religiosité vraie ». La Révolution réussira uniquement si l’on en démultiplie les effets par un nouveau clergé d’instituteur.
Par comparaison, l’abbé Barruel, dans ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, estimait que la Révolution n’avait fait que mettre en œuvre un projet qui courait à travers le XVIIIe siècle. C’est en fait exactement l’analyse d’Edgar Quinet et de Vincent Peillon : la Révolution a bel et bien mis en œuvre ce projet, mais celui-ci n’a malheureusement pas été assez expliqué ; il est donc désormais nécessaire de l’expliquer au moyen d’un enseignement républicain. Il s’agit en fait précisément de la critique des catholiques de droite à la République, de tout ce que Léon XIII n’avait pas perçu en ordonnant le Ralliement : derrière la République se trouve un projet médité par les exilés républicains sous le Second Empire, un plan concerté, une tradition intellectuelle, et une idéologie, la laïcité, qui en 1870 fait figure de néologisme.

Vincent Peillon et la société actuelle
L’abbé de Tanoüarn s’est par la suite attaché à caractériser la lecture de Vincent Peillon faite par la société actuelle en prenant l’exemple d’un article publié par le moraliste Ruwen Ogien dans le quotidien Libération. Ruwen Ogien, en net désaccord avec le ministre de l’Education Nationale, lui oppose la distinction entre le juste et le bien. Vincent Peillon prétend proposer une idée du bien, or le moraliste nie qu’on puisse avoir une telle idée et considère donc qu’il faut s’en tenir à l’idée du juste. Cette réaction significative correspond à la fois au matérialisme le plus crasse, selon l’expression du conférencier, et à des reliquats de christianisme. En effet, si la distinction du juste et du bien sert le matérialisme ordinaire, puisqu’elle permet de se défaire de toute idée du bien, elle convient d’une certaine manière à l’Eglise catholique, qui se veut une société parfaite et autonome : le Bien est Dieu, c’est à l’Eglise que revient la charge de le prêcher, tandis que l’autorité politique a la charge d’un bien commun temporel.
Face au matérialisme ambiant, Vincent Peillon souligne avec raison l’importance de la religion pour la morale et la nécessité d’une perspective transcendante à l’homme. Le problème, soulignait l’abbé de Tanoüarn, est que si cette perspective se résume à la liberté de la conscience humaine, il devient extrêmement difficile de penser le Dieu de cette religion, qui est transcendant mais ne doit en aucun cas forcer notre conscience.

Un christianisme inconscient ?
Si Vincent Peillon est d’origine juive et donne à ses enfants une éducation juive, il semble obsédé par l’image du Christ. Ainsi, il estime que la démocratie française n’est rien d’autre que le Christ à soixante millions d’exemplaires, soixante millions d’êtres absolument libérés de tout conditionnement et qui portent Dieu en eux-mêmes. D’une certaine façon, Vincent Peillon exprime une idée juste, en tant qu’être chrétien exige un acte de liberté personnel par lequel le chrétien s’approprie ce qu’il a reçu et fait partie de l’Eglise comme une personne, par un acte de liberté qui lui fait choisir l’infini de la charité et le fait donc sortir des conditionnements relatifs. Comme la liberté laïque de Vincent Peillon, la liberté chrétienne a un caractère absolu.
Il est donc possible de se demander si l’idéologie laïque est en fait un christianisme inconscient. En effet, le récit par Notre-Seigneur du jugement dernier (Mt XXV) permet de concevoir un christianisme inconscient ; il y a quelque chose d’inconscient dans la charité ordinaire. Cependant, le christianisme de Vincent Peillon doit sortir de la conscience, il s’interdit les textes de l’Evangile ; le christianisme n’est accepté qu’au filtre de la conscience et du cœur, or le cœur de l’homme n’est pas bon. Le christianisme inconscient de Vincent Peillon est marqué par l’idée que l’homme est naturellement bon, qu’il fait forcément bon usage de sa liberté lorsqu’il s’en saisit, qu’il n’a donc pas besoin d’une Parole extérieure pour le sauver. Ce christianisme inconscient sort donc du christianisme réel, pour lequel la première condition pour être chrétien est de reconnaître que l’on a besoin d’être sauvé, que l’on n’accède pas à la bonté et à la justice sans la grâce que Dieu donne.
L’abbé de Tanoüarn a noté cependant que le christianisme réel, le christianisme du péché et de la grâce, est très oublié par les chrétiens eux-mêmes. Depuis le Concile, et même depuis les années qui l’ont précédé, l’homme prétend se saisir lui-même dans le vertige de sa liberté ; il se donne ses propres valeurs. Le christianisme conciliaire, qui fait venir la foi de la conscience humaine et regarde toute intervention extérieure au mieux comme un adjuvant, a donc en fait les mêmes valeurs que Vincent Peillon : celui-ci a en effet hérité d’une ancienne tradition chrétienne libérale, dans laquelle un certain christianisme contemporain peut se retrouver.

L’abbé de Tanoüarn a conclu sa conférence par un autre aspect qui oppose les catholiques à Vincent Peillon, à savoir l’idée que l’Eglise puisse exercer un pouvoir spirituel. Vincent Peillon est un héritier du Contrat social de Rousseau, pour lequel tout le mal vient du christianisme en tant que celui-ci a distingué le pouvoir spirituel du pouvoir temporel : la cité doit posséder le pouvoir spirituel, le pouvoir républicain doit être à la fois spirituel et temporel. Le problème des rois ne se trouvait pas dans leur despotisme, mais au contraire dans leur faiblesse ; la Révolution a cherché avant tout à construire un pouvoir fort. Edgar Quinet comme Vincent Peillon sont conscients qu’il n’est plus possible d’user de la violence comme sous la Terreur, que Quinet salue comme un miracle fulgurant, mais qui ne pouvait pas durer. L’école, en revanche, est en mesure de construire sur le long terme des républicains.
Ce n’est donc pas l’Eglise, insistait pour conclure le conférencier, qui a déclaré la guerre à la République ; elle a tout fait au contraire pour n’avoir pas à livrer cette guerre. C’est la République qui a déclaré la guerre à l’Eglise. Gambetta, par son exclamation : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi », a ainsi résumé la laïcité comme idéologie, de même que Clemenceau lorsqu’il déclarait : « Rendez à César ce qui est à César… et tout est à César. » La conférence s’est achevée par des questions nombreuses qui ont donné à l’abbé Guillaume de Tanoüarn l’occasion de distinguer un humanisme chrétien, qui considère l’héritage des personnes concrètes, de l’humanisme laïc fondé sur une idée abstraite de l’homme, et de désigner les chrétiens comme des résistants spirituels à la dernière idéologie qui reste, l’idéologie laïque, qui consiste en fait en une conception agressive de l’homme considéré abstraitement.

Louis-Marie Lamotte

Note : Il va de soi que toute erreur ou toute approximation doit être imputée non au conférencier, mais à l'auteur de ce compte rendu, réalisé à partir des notes prises lors de la conférence au Centre Saint-Paul le mardi 18 septembre 2012.

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